Inégalités numériques : Plaidoyer en faveur d’un accès égalitaire aux soins de santé et aux droits sociaux

Sophie Wellens Chargée de projets à la LUSS

Le numérique s’installe progressivement dans nos vie. De nombreux services à la population se numérisent ; la version en ligne devient l’option par défaut et le service « humain », l’alternative. Une alternative qui n’est pas toujours disponible, et de toutes façons rapidement surchargée.
Le domaine de la santé n’est pas épargné, et la LUSS s’inquiète des conséquences pour le citoyen. L’accessibilité des soins de santé n’est pas garantie, et le numérique devient parfois une obligation contraignante.

Selon le baromètre de la Fondation Roi Baudouin de 2022, quatre belges sur dix sont à risque d’exclusion numérique : « Près d’un ménage sur trois avec de faibles revenus ne dispose pas de connexion internet. 40% de la population belge ont des faibles compétences numériques, un chiffre qui monte à 75% chez les personnes avec des faibles revenus et un niveau de diplôme peu élevé. »
Ces constats du baromètre de l’inclusion numérique réalisé à l’initiative de la Fondation Roi Baudouin corroborent une réalité quotidienne relayée à la LUSS par les membres des associations de patients et de proches.
Des situations qui impactent le quotidien des patients, notamment dans leur accès aux soins et leur recours aux droits.
Dans ce contexte de fortes inégalités numériques en Belgique, quelles sont les conséquences du déploiement numérique dans le domaine de la santé sur l’accès aux soins ?
Sur base du feed-back du terrain et de l’importance de la question, la LUSS a édité un plaidoyer en 2023. Ce document est, et sera, utilisé comme support pour interpeller les autorités politiques sur l’urgence de la question. Il est aussi une base pour construire une collaboration étroite avec le milieu associatif qui lutte contre la déshumanisation des services d’intérêt général.

Constats

Les évolutions technologiques en santé ne bénéficient pas de manière homogène à la population. Pour les personnes déjà en situation de vulnérabilité, elles sont excluantes, discriminantes et constituent une double peine.
À travers son plaidoyer, la LUSS dénonce un accès aux soins conditionné au numérique, un modèle de santé en transition qui ne prend pas en compte et n’accompagne pas les plus vulnérables, ce qui conduit au renforcement des inégalités d’accès aux soins et services de santé de qualité pour tous.
Les associations de patients et de proches rapportent que les causes de la fracture numérique peuvent être d’ordre matériel, financière ou liées à un manque de compétences. À cela s’ajoutent des limitations d’ordre fonctionnel, en lien avec la réalité de vie des patients.
Qu’il soit en situation de handicap physique ou mental, porteur de maladie rare ou chronique, chaque utilisateur peut présenter une ou plusieurs limitations. Troubles cognitifs (concentration, mémoire), moteurs (tremblement, mobilité des membres supérieurs), électrohypersensibilité, auxquels s’ajoutent des situations comme l’analphabétisme ou tout simplement une connaissance limité de la langue dans laquelle se présente l’interface à utiliser… Pour toutes ces personnes, l’accès aux interfaces numériques est compliqué… mais pas impossible pour autant que les structures adaptées soient disponibles.

L’accessibilité sous toutes ses formes

Le plaidoyer analyse l’impact des inégalités numériques sur l’accès à la santé sous différents aspects : accès aux soins, accès à l’information en santé, accès aux droits sociaux et accès à la citoyenneté. Pour chacun de ces aspects, des pistes de solutions sont proposées.

Accès aux soins

Le numérique peut entraver l’accès physique aux soins. Bornes numériques à l’hôpital, prise de rendez-vous sur Internet,… représentent autant de freins tant à l’accès aux soins qu’à leur accessibilité financière. De nombreuses démarches administratives, notamment pour le remboursement de soins, s’effectuent en effet en ligne, sans qu’une alternative physique suffisante ne soit garantie.
La LUSS réclame que l’utilisation du numérique soit un choix, et non une obligation. Des alternatives au numérique solides et suffisantes doivent être garanties et pérennisées. Permanences physiques (guichets) et téléphoniques doivent être adéquatement staffées, et offrir des horaires d’ouverture permettant au plus grand nombre d’y faire appel. Cet accueil humain est particulièrement important pour les personnes fragiles.

Accès à l’information, partage des données

Le numérique apporte aussi son lot d’éléments positifs. Le partage sécurisé des données de santé, et la possibilité pour le patient d’y accéder de manière centralisée, ont un impact positif sur la capacité à comprendre la maladie. Et in fine sur la capacité offerte à l’usager d’agir (empowerment) sur sa santé.
Consulter ses données de santé (« utilisation primaire des données de santé ») est crucial pour l’empowerment du patient et intervient dans la gestion de sa santé et, partant, sa qualité de vie. Les associations de patients et de proches actives dans le secteur des maladies chroniques insistent particulièrement sur l’importance de l’accès aux données de santé.
Mais qu’en est-il des personnes qui ne sont pas en mesure d’utiliser efficacement le numérique ?
Le « gap » (écart, en anglais) causé par les inégalités d’accès ne cesse de s’accentuer entre les personnes qui suivent les technologies et leurs évolutions et les autres, qui restent en rade. Les bénéfices du numérique doivent être accessibles à l’entièreté de la population.
La LUSS demande qu’un accompagnement et des formations suffisants soient mis en place pour outiller les citoyens à l’utilisation du numérique, et plus spécifiquement à l’utilisation des plateformes d’accès aux données de santé. Mais pas que.

Accès à la citoyenneté et aux droits sociaux

L’accès à un accompagnement social de qualité doit être garanti pour permettre à tout citoyen de bénéficier des droits sociaux auxquels il peut prétendre. L’assistance pour le recours aux droits doit redevenir le cœur du travail des acteurs sociaux, qui sont actuellement submergés de demandes concernant les démarches numériques et qui ne peuvent donc plus remplir leurs missions de base.

 

 

 

Partenariats

La LUSS s’est associée cette année à de nombreux partenaires et associations qui portent le même combat pour une société plus juste, incluant les personnes en difficulté avec l’utilisation du numérique.
Citons par exemple l’asbl Lire et écrire, qui multiplie les mobilisations, lettres ouvertes, débats en présence de politiques pour dénoncer cette discrimination numérique. L’association cible principalement dans son combat les graves conséquences de la numérisation des services publics, telle qu’appuyée par le projet de l’ordonnance Bruxelles numérique.
Combat auquel la LUSS a participé, et relaie au niveau de sa communication3.
Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (voir Le Chaînon n°65) dénonce également les inégalités numériques qui sont intrinsèquement liées aux conditions socio-économiques de la population. Cette population se retrouve dans un état d’épuisement et dans l’impossibilité de recourir à ses droits, tant qu’aucun être humain ne leur offre le temps d’un accompagnement personnalisé4.
Le CLPS (Centre Local Promotion à la Santé) du Brabant wallon a, pour sa part, organisé un colloque en 2023 pour échanger autour de la manière dont la numérisation modifie nos pratiques de travail et réfléchir aux pistes qui se présentent pour un numérique non contraignant qui renforce les droits sociaux. La LUSS a contribué à cette réflexion sous l’angle « social-santé ». Ce travail s’est conclu par l’élaboration d’un cahier de recommandations qui met en avant notamment l’importance d’une politique interne du numérique qui renforce les droits5.
Enfin, l’Ecole de Transformation Sociale de Bruxelles a organisé des ateliers en 2023 pour rassembler l’expertise de différentes associations (dont la LUSS), trouver des solution et formuler des recommandations pour les partis politiques en vue des élections de 2024. Le cahier de l’ETS sur la fracture numérique6 est un récit commun dénonçant les conséquences du numérique sur le recours aux droits. Il conclut notamment en demandant de rendre les services accessibles par divers canaux (guichet ouvert, téléphone, numérique), de sorte que l’utilisateur garde le choix libre du canal utilisé.
Avec ces partenaires, la LUSS a contribué à de nombreux travaux pour dénoncer ensemble les mêmes constats et demander une société plus juste. Les revendications sont partagées : remettre l’humain au centre de l’accompagnement, (ré)ouvrir des guichets humains et développer un numérique non contraignant et non exclusif.

Interpellations politiques

À l’heure d’écrire ces lignes, seul le cabinet du Ministre Borsus a répondu positivement à la sollicitation de la LUSS et a pris connaissance de l’ampleur de la problématique.
Mais ce plaidoyer a de beaux jours devant lui. Il sera présenté aux élus de la prochaine législature afin qu’ils incluent dans leurs politiques sociales et de santé une vigilance accrue de l’accessibilité de tous et toutes à des soins et des services de qualité.
La LUSS poursuit son combat et continuera à solliciter les différents niveaux de pouvoirs de la prochaine législature pour porter haut et fort ce qu’elle défend sur cette thématique.

Notes

3. Voir : https ://lire-et-ecrire.be/Les-citoyen-nes-en-difficulte-de-lecture-et-d-ecriture-disent-non-au-digital
https ://tinyurl.com/au9erjya

4. Voir : https ://www.rwlp.be/index.php/ressources/medias/1150-medias-lettre-ouverte-face-a-la-digitalisation-des-services-les-guichets-doivent-rester-ouverts-revenons-a-l-humain – https ://tinyurl.com/4w744hv2

5. Voir : https ://www.clps-bw.be/publications/productions/cahier-de-recommandations – https ://tinyurl.com/y2b96mez

6. Voir : https ://bit.ly/les-cahiers-de-l-ets-3-fr