2014-2024 : une décennie de politiques du handicap

Quels progrès réalisés ?

Thomas Dabeux
Responsable plaidoyer Inclusion ASBL

Il y a tout juste 10 ans, Thérèse Kempeneers-Foulon, alors secrétaire générale de notre association – désignée sous le nom d’AFrAHM à l’époque – dressait dans ce même magazine un état des lieux des difficultés rencontrées par les personnes en situation de handicap intellectuel et leurs familles. Deux législatures plus tard, quelles sont les avancées obtenues et quels sont les chantiers toujours en cours ?
Parlons des avancées, d’abord. Il y en a eu. Pensons, par exemple, à l’abolition de la minorité prolongée avec l’entrée en vigueur d’un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine ; à la création de conseils consultatifs des personnes en situation de handicap, présents désormais à tous les niveaux de pouvoir ; à la mise en place de dispositifs visant à rapprocher l’enseignement spécialisé de l’enseignement ordinaire ; à l’introduction d’un article 22ter dans la Constitution belge consacrant le droit à l’inclusion et aux aménagements raisonnables ; à la suppression du statut de cohabitant dans le calcul de l’allocation d’intégration ; à une plus grande diffusion du langage FALC (Facile à Lire et à Comprendre), via sa reconnaissance à Bruxelles comme service agréé et subventionné ainsi que son apparition notable sur les sites de la RTBF durant la dernière campagne électorale ; à la reconnaissance d’associations d’auto-représentants ; à l’implémentation plus systématique du handistreaming dans les différents niveaux de pouvoir, à l’adoption du premier plan fédéral handicap 2021-2024, et j’en passe.
Il faut bien entendu saluer ces initiatives. Mais ces catalogues d’actions, parfois très disparates, ne sont pas forcément une garantie de changement systémique et d’une amélioration perceptible du quotidien des personnes et des familles concernées par le handicap intellectuel. En 2024, le handicap reste un des premiers critères d’exclusion et même le premier en contexte scolaire, selon le dernier rapport annuel d’UNIA.
Ainsi, les multiples « stratégies » et autres « plans d’actions » portés dans les différents niveaux de pouvoir cachent parfois mal un manque de vision à plus long terme. Quelle société inclusive veut-on pour demain et quels moyens mobilise-t-on concrètement pour y parvenir ?

Quatre enjeux essentiels
Lorsque l’on se replonge dans l’interview de Thérèse Kempeneers de 2014, on ne peut qu’être interpellé par la persistance des problématiques évoquées, remontant d’ailleurs déjà souvent à bien plus d’une décennie. Cela témoigne d’une incapacité des politiques publiques à apporter des réponses satisfaisantes aux difficultés rencontrées par les familles. Parmi ces enjeux essentiels, je voudrais en souligner quatre :

Le manque de solutions de qualité pour les personnes de grande dépendance
Il y a un peu plus de dix ans, en 2013, la Belgique a été condamnée par le Comité européen des droits sociaux pour le manque de solutions d’accueil pour les personnes de grande dépendance. Malgré la mobilisation du secteur et la mise en place de plans régionaux qui ont fait suite à cette condamnation, la situation, dix ans plus tard, est loin de s’être améliorée significativement. Le nombre de personnes inscrites sur les listes d’attente et en recherche d’une solution adaptée – pas forcément d’une place en institution, la nuance est importante – n’a en effet cessé d’augmenter.
Ce n’est pas une politique faite de quelques conventions nominatives par-ci, d’agréation ou rénovation de quelques places par-là, qui permettra de répondre de manière durable à ces situations d’urgence. C’est la notion même d’urgence qu’il convient de questionner. À quand une politique qui prônera des parcours de vie sans rupture, ne laissant plus personne sans solution ? Pour reprendre les mots du conseiller d’État français, Denis Piveteau, auteur du rapport « zéro sans solution » (2014), ce dont nous avons besoin, c’est « de s’organiser, non pas seulement pour bricoler des solutions au coup-par-coup, mais pour être collectivement en capacité de garantir que cela n’arrivera plus ». C’est donc d’anticipation et d’un véritable Master plan dont notre secteur a besoin.

L’accès à l’enseignement ordinaire avec un accompagnement adapté
L’inclusion des élèves en situation de handicap intellectuel dans l’enseignement ordinaire reste pour l’heure extrêmement complexe à mettre en œuvre. Sous l’impulsion d’actions judicaires initiées par Inclusion asbl et soutenues par des acteurs comme Inclusion Europe, la Fédération internationale des droits humains, UNIA ou encore le Délégué général aux droits de l’enfant, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) a été condamnée à deux reprises lors de la précédente législature (2019-2024) pour le manque de progrès accompli en matière d’inclusion scolaire. Un très mauvais bulletin donc pour la FWB. La première condamnation est venue du Comité européen des droits sociaux (février 2021), la seconde de la Cour constitutionnelle (juin 2023). Cette dernière a annulé plusieurs dispositions du décret « pôles territoriaux » jugées discriminatoires pour les enfants concernés par le handicap intellectuel.
Sur ce dossier, nous avons d’ailleurs le sentiment d’un recul significatif alors que nous n’en étions déjà pas très loin. Rappelons que les premières intégrations d’élèves scolarisés dans l’enseignement de type 2 n’ont seulement été possibles qu’à partir de 2009 et que l’on peut presque compter sur les doigts d’une main le nombre d’élèves en situation de handicap intellectuel bénéficiant aujourd’hui d’un accompagnement de qualité dans l’enseignement ordinaire. Au mieux la FWB stagne, mais le sentiment d’un retour en arrière est bien présent sur le terrain.

Le vieillissement des personnes en situation de handicap intellectuel
En 2023, nous avons porté une campagne sur la question du vieillissement afin de mettre en lumière l’inadaptation croissante des services qui hébergent et accompagnent des résidents plus âgés. Ces aînés se voient en effet souvent réorientés, pour ne pas dire exclus, de services qu’ils ont parfois fréquentés une vie entière. Ils sont alors priés de trouver une nouvelle solution, dans le contexte de saturation que l’on connait. « On ne déracine pas un arbre » disait déjà Thérèse Kempeneers il y a dix ans dans les pages de ce magazine.
L’évolution de la pyramide des âges du public accueilli est pourtant un phénomène on ne peut plus prévisible mais qui semble ne pas avoir été suffisamment anticipé par les pouvoirs publics. Ce vieillissement est aussi, en parallèle, celui des familles, qui aspirent à pouvoir passer le relai sereinement et s’assurer de la qualité de vie de leur proche lorsqu’elles ne seront plus là.

Le soutien à la vie autonome et aux choix de vie
En 2017, la Flandre a opéré un changement radical dans sa politique du handicap avec l’octroi de budgets personnalisés. Ces budgets conséquents (jusqu’à 90.000€/an/personne) permettent aux personnes qui en bénéficient d’opérer de vrais choix de vie et d’organiser leur quotidien comme elles l’entendent.
Financer les personnes plutôt que les services, c’est aussi opérer un basculement de statut : de bénéficiaires de services, ces personnes en deviennent clientes, ce qui a un impact considérable sur les rapports de force et de domination qui s’y jouent.
En Wallonie et à Bruxelles, aucun changement notable en la matière n’a eu lieu et les financements sont restés principalement axés sur une offre institutionnelle « classique ». Les montants alloués aux budgets d’assistance personnelle (BAP) restent marginaux et n’ont pas évolué significativement ces dernières années. Ils ne constituent en tout cas pas une réelle politique de soutien à la vie autonome. Les montants attribués sont par ailleurs bien inférieurs à ceux attribués en Flandre (max 18 000€/an/personne en Wallonie) et ne permettent donc pas aux personnes d’avoir une maitrise suffisante de leurs choix de vie.

D’autres dossiers en attente de solution
D’autres enjeux, souvent connexes, mais aussi fondamentaux que ceux évoqués plus haut, restent sans solution depuis parfois plus d’une décennie. Citons, par exemple, la problématique des longues heures passées dans le transport scolaire, conséquence de la ségrégation des élèves dans des écoles éloignées de leur domicile et la mauvaise répartition géographique des établissements d’enseignement spécialisé ; la qualité de l’enseignement spécialisé et sa capacité à répondre de manière satisfaisante aux besoins de tous les élèves, même ceux parfois trop rapidement identifiés comme « non-scolarisables » ; la privation quasi systématique du droit de vote des personnes sous protection judiciaire, impliquant une sous-représentation des intérêts de ces personnes au niveau politique ; l’accès aux loisirs et à une offre culturelle adaptée ; l’accès à des soins de santé de qualité sur base d’égalité avec les autres.

Le Comité ONU des personnes handicapées appelle la Belgique à agir
En septembre dernier, le Comité des personnes handicapées des Nations Unies – en charge de surveiller l’application de la Convention relative aux droits des personnes handicapées – a rendu ses recommandations à la Belgique. Ces dernières viennent appuyer sans conteste cet état des lieux.
Le Comité appelle d’ailleurs très clairement l’État belge à passer à l’action pour rendre effectif l’exercice des droits des personnes en situation de handicap.

En conclusion
Un sacré bout de chemin reste encore à parcourir si nous ne voulons pas réitérer ces mêmes constats dans dix ans.
Cependant, les défis qui nous attendent ne doivent pas occulter le fait qu’une évolution des pratiques a lieu dans le secteur du handicap, et que l’on a vu émerger, ces dernières années, de nombreux projets et initiatives qui ont beaucoup de sens et qui remettent les personnes au centre de leur propre vie. On a vu l’éclosion de nouvelles formes d’habitats, inclusifs et solidaires. On a vu l’inclusion dans des projets professionnels ambitieux, dans des écoles organisées collectivement pour rendre l’inclusion possible et réussie, etc.
Bien souvent, ces initiatives, et l’accompagnement qui les rend possibles, sont portées à bout de bras par des familles et des professionnels engagés qui souhaitent voir se développer un nouveau rapport au monde, et dans lequel les personnes en situation de handicap trouveront pleinement leur place.
Ces sillons d’une société plus inclusive, nous devons continuer à les creuser ensemble. Et le monde politique a toute sa responsabilité pour en faire un vrai projet de société. Pour cela, il doit y mettre les moyens et accélérer le tempo car le temps de l’action politique est définitivement trop long et s’accommode mal de celui des personnes et de leurs familles.