Des soins de qualité sont un droit, même en prison!
Marie Dauvrin, Dominique Roberfroid, Emily Van Coolput - Centre Fédéral d’Expertise des soins de santé (KCE)
Au risque d’enfoncer une porte ouverte (si on veut bien nous pardonner l’expression dans ce contexte), les personnes qui se retrouvent en prison sont rarement celles dont la vie était, jusque-là, un long fleuve tranquille. Il n’est donc sans doute pas surprenant que certains problèmes soient surreprésentés en milieu carcéral, comme par exemple les troubles psychologiques voire psychiatriques, les assuétudes mais aussi des difficultés sociales de toutes sortes.
La précarité peut déjà compliquer l’accès aux soins et influencer négativement la santé dans la population générale… et malheureusement, un séjour derrière les barreaux ne semble pas fait pour arranger les choses.
Depuis des années, les soins de santé dans les prisons belges sont pointés du doigt par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT), l’Observatoire International des Prisons (OIP) et d’autres organisations (inter)nationales. Le CPT a notamment épinglé, dans les prisons visitées, une dotation en personnel soignant et des temps de présence insuffisants, des problèmes persistants de respect de la confidentialité des consultations et des données médicales et une insuffisance des soins psychiatriques et psychologiques.
En Belgique aussi, des voix s’élèvent de longue date pour appeler les autorités à transférer la responsabilité des soins de santé pénitentiaires du ministère de la Justice à celui de la Santé publique, ce qui doit permettre notamment de veiller à ce que les soins soient dispensés de façon équivalente à ce qui se passe hors de la prison et à ce que les professionnels de santé soient indépendants dans leurs décisions.
En 2015, à la demande des ministres de la Santé et de la Justice, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) a été chargé d’analyser l’organisation des soins dans les prisons belges et de formuler des propositions de réformes,
en tenant compte des caractéristiques spécifiques de l’environnement carcéral et en partant du principe de l’équivalence des soins avec le monde extérieur. Cette étude s’est conclue en 2017 par une série de recommandations visant à une amélioration des soins de santé pour les personnes détenues.
Une population jeune, mais en mauvaise santé
En 2020, les établissements pénitentiaires belges abritaient en moyenne 10 381 personnes (dont 5% de femmes), réparties dans 36 prisons et 2 maisons de transition. Le taux de surpopulation était de 10,6%. Certaines personnes détenues ne parlaient aucune des langues nationales, ce qui peut constituer une barrière supplémentaire à l’accès aux soins.
Malgré un âge relativement jeune (moins de quarante ans en moyenne), cette population est aussi en mauvaise santé. En 2017, plus de 70% des personnes détenues souffraient de troubles psychologiques sévères (vs 25% dans la population générale) et près de 30% avaient un problème d’addiction. La prévalence des maladies infectieuses était également plus élevée (sept fois plus pour la tuberculose, par exemple).
À l’analyse des dossiers médicaux informatisés, près de la moitié des prescriptions médicamenteuses concernaient des médicaments traitant le système nerveux (43,3%).
On dénombrait par ailleurs 554 412 contacts avec un professionnel de santé dans l’enceinte de la prison, 45% avec un médecin (toutes spécialités confondues) et 44% avec un infirmier. Une personne détenue avait en moyenne seize contacts par an avec un médecin généraliste (hors examen d’admission). Les psychiatres, eux, représentaient 12% des consultations médicales. Précisons néanmoins qu’à l’époque, les prisons belges accueillaient encore quelque 900 internés (environ 8% de la population carcérale), c’est-à-dire des personnes détenues souffrant de pathologies psychiatriques et tenues pour irresponsables de leurs actes. Ce nombre diminue progressivement depuis plusieurs années (en 2020, ils n’étaient plus « que » 500 à 600), d’autres solutions étant désormais privilégiées pour ces personnes malades qui n’ont pas leur place en prison.
Des disparités inexpliquées
Ces chiffres généraux recouvrent toutefois d’importantes disparités dans la consommation de soins sur le terrain.
Ainsi, à l’époque de l’étude du KCE, près de 11% des détenus de la prison d’Andenne bénéficiaient d’un traitement de substitution aux opiacés ; à Leuven-Centraal, ils n’étaient que 1,7%. À Leuze, on comptait en moyenne 18,5 consultations de médecine générale par détenu par an, à Saint-Hubert 11,2. Le nombre annuel de consultations psychiatriques variait de 0 à plus de 12 par personne.
Les données collectées à l’époque ne permettaient pas d’expliquer ces disparités, notamment parce qu’il n’était pas possible d’avoir un diagnostic à relier à la consultation avec le médecin généraliste. Il était toutefois très clair qu’elles n’étaient pas dues uniquement à des différences dans le profil des détenus, ce qui soulève la question d’une possible sous-utilisation des soins voire d’un non-recours, ou encore d’une offre insuffisante dans certains domaines. La sous-utilisation peut être due notamment à une mauvaise information des personnes détenues quant à leurs droits en matière de santé, à des annulations non-justifiées de certains rendez-vous externes ou encore par le fait que les personnes incarcérées doivent expliquer le motif de consultation à des agents pénitentiaires, ce qui pose question quant au respect de la vie privée et du secret médical.
Des obstacles organisationnels et administratifs
Parmi les problèmes relevés en 2017 se trouvait le financement des soins par le SPF Justice, entrainant diverses conséquences : absence de budget spécifique pour la santé, conflit de loyauté possible pour les soignants, exclusion des détenus de l’assurance maladie-invalidité (AMI), absence de contrôle des honoraires réclamés par certains prestataires et institutions de soins, non-application de règles de l’AMI, démarches administratives supplémentaires à la sortie de prison… En excluant les détenus de l’AMI, on contribue en effet à la création d’un système d’assurabilité parallèle pour un tout petit nombre de personnes : c’est à la fois coûteux sur le plan organisationnel et inadéquat car le SPF Justice n’a pas les mêmes outils que les mutualités pour veiller à la bonne gestion des soins de santé.
Au moment de l’étude, l’organisation des soins de santé en prison ne permettait pas d’assurer aux détenus des soins de santé équivalents à ceux prodigués aux patients non incarcérés, de leur apporter des soins adaptés à leurs besoins spécifiques ou même de poursuivre (correctement) des soins débutés avant l’incarcération. À plus forte raison, ils ne permettaient pas de conserver ou d’améliorer leur état de santé physique et psychique, pour ne rien dire encore des lacunes au niveau de la prévention, de la protection sanitaire ou d’une contribution à la réinsertion sociale. Le manque de personnel (formé), l’absence de travail interdisciplinaire, le manque de guidance thérapeutique et organisationnelle, l’absence de triage des demandes, l’attitude négative de certains agents de surveillance, le manque de coordination entre les acteurs internes et externes à la prison… étaient et sont vraisemblablement toujours autant de facteurs contribuant à cette faible accessibilité et qualité des soins.
Des pistes pour faire bouger les choses
Face à ces constats, le KCE recommandait en priorité de clarifier la gouvernance en actant le transfert du service soins de santé en prisons (SSSP) du SPF Justice au SPF Santé publique et l’application des normes du CPT aux soins de santé en milieu carcéral. Il insistait aussi sur la nécessité de garantir l’assurabilité des personnes détenues, de repenser le financement en anticipant une augmentation de budget pour couvrir au mieux les besoins et de renforcer les compétences et le leadership du SSSP.
Le KCE préconisait par ailleurs de créer au sein de chaque prison une fonction de coordination des soins pour réduire la fragmentation des compétences entre les autorités de tutelle des différents intervenants et le déficit de coordination et de continuité des soins. Il recommandait également d’élargir l’offre de soins de première ligne, en intégrant d’autres profils soignants aux côtés des médecins généralistes et des infirmiers, mais aussi l’offre en santé mentale et psychiatrie (dans et en-dehors de la prison).
Enfin, il était proposé de sortir des prisons la deuxième ligne de soins, soit essentiellement les prestations plus techniques et les hospitalisations, et de transformer les centres médico-chirurgicaux en centres de revalidation / gériatrie / soins continus pour tenir compte du vieillissement de la population carcérale et de l’évolution des besoins qui en découle (e.a. plus de maladies chroniques). D’autres recommandations concernaient l’importance d’un dossier patient informatisé fonctionnel, le recours à la télémédecine (notamment pour les soins de deuxième ligne),
la mise à disposition d’interprètes et de médiateurs culturels et l’obligation d’un service minimum des gardiens en cas de grève – à l’heure actuelle, ce type de situation entrave en effet gravement l’accès aux soins (e.a. suspension des soins infirmiers, de la distribution de médicaments, de l’accès au service médical ou à la « cantine » pour acheter des produits comme des protections hygiéniques, impossibilité de faire venir des services d’aide externes, annulation des rendez-vous médicaux à l’extérieur…).
Évolutions récentes
Depuis la parution du rapport du KCE en octobre 2017, le comité de pilotage de la réforme réunissant la Justice et la Santé publique s’est réuni à plusieurs reprises, notamment avec les entités fédérées.
À la demande de la Conférence Interministérielle Santé, un groupe de travail a aussi élaboré entre-temps un nouveau modèle pour les soins en prison qui met en avant des soins de qualité, accessibles et coordonnés, équivalents à ceux qui sont dispensés à l’extérieurs, mais aussi attentifs aux besoins spécifiques des personnes détenues et à l’identification des problèmes (pré)existants. Depuis, il y a toutefois eu la pandémie de COVID-19, l’accélération du transfert des personnes internées depuis les prisons vers des établissements de soins appropriés, le retour à la hausse de la surpopulation carcérale et, depuis le 1er septembre 2023, l’exécution de toutes les peines de prison – autant de facteurs qui vont peser sur la réforme des soins pénitentiaires.
Heureusement, certaines des recommandations du KCE ont aussi été mises en œuvre entre-temps. Depuis janvier 2023, les soins dispensés hors de la prison sont à la charge de la mutualité et non plus du SPF Justice, ce qui constitue un premier pas vers l’harmonisation de la couverture de santé dans les prisons et en-dehors, mais aussi vers plus de transparence en matière de dépenses de santé.
De même, le SPF Justice a décidé de lancer une série de projets pilotes basés en grande partie sur les recommandations du KCE : meilleure prise en charge des maladies mentales et des assuétudes, renforcement des soins de santé primaires, meilleure coordination des acteurs de santé.
Ces projets pilotes sont organisés dans dix prisons de juillet 2023 à août 2024, et leur impact sera évalué de façon scientifique.
Améliorer la santé et l’accès aux soins, faire des prisons des milieux de vie favorables à la santé et donc contribuer à une meilleure réinsertion des personnes détenues résonnent comme autant de défis pour la Belgique.